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Las Vegas était la terre promise. Un ancien bled paumé au milieu du désert – stations-service, aires pour routiers, quelques tripots branlants dotés de machines à sous et des gargotes où le plat du jour était le genre de barbaque que vous n’auriez pas donnée à un chien – dans lequel Meyer Lansky avait vu une chance en or en train d’être gâchée. Il n’avait eu de cesse de harceler Bugsy Siegel pour que celui-ci prenne conscience des possibilités, qu’il s’ouvre l’esprit et laisse libre cours à son imagination – les jeux légalisés, le territoire vierge – et finalement, en 1941, Siegel avait demandé à un lieutenant de confiance, Moe Sedway, d’aller voir de quoi parlait Lansky.

Après la fin de la guerre, Siegel, qui était beaucoup plus intéressé par son style de vie de play-boy à Hollywood, était finalement allé voir par lui-même et s’était fait une idée de ce que Lansky avait conçu. Las Vegas et les six millions de dollars déversés par Siegel non seulement dans la construction du Flamingo mais aussi sur ses propres comptes bancaires en Suisse étaient devenus l’oeuvre de sa vie, tout en provoquant sa mort.

Meyer Lansky, qui n’était pas homme à capituler, avait pris le contrôle du Flamingo et, moins d’un an plus tard, l’établissement était bénéficiaire. Las Vegas était devenue la poule aux oeufs d’or. Les officiels locaux avaient imposé des règles draconiennes pour écarter les familles, en vain. Lansky contrôlait le Thunderbird ; Moe Dalitz et la pègre de Cleveland géraient le Désert Inn ; le Sands était contrôlé conjointement par Lansky, Joe Adonis, Frank Costello et Doc Stacher. George Raft, l’acteur hollywoodien, était entré dans l’affaire, et même Frank Sinatra avait acheté une participation de 9 %. Les frères Fischetti – ceux-là mêmes qui avaient amené Sinatra pour qu’il donne un spectacle durant la conférence de La Havane à Noël 1946 – contrôlaient le Sahara et le Riviera, avec Tony Accardo et Sam Giancana. Le grand patron de la Nouvelle Angleterre, Raymond Patriarca, s’en était mêlé et avait pris possession du Dunes.

Et puis il y avait eu le Caesar’s Palace, financé par Accardo, Giancana, Patriarca, Jerry Catena du gang de Vito Genovese et Vincent « Jimmy les Yeux Bleus » Alo. Les conversations avec Don Ceriano ne manquaient jamais d’inclure le légendaire Jimmy Hoffa, le chef du syndicat des routiers, un homme qui avait organisé l’investissement de dix millions dans le Palace et de quarante millions supplémentaires dans de nombreuses autres boîtes de Vegas. L’argent arrivait sous forme de prêts, mais ces prêts étaient pour ainsi dire permanents et personne n’a jamais songé à rembourser un centime. Personne ne songeait non plus aux centaines de milliers de vieux routiers qui n’ont jamais touché les chèques de retraite qu’on leur avait promis.

Je suis allé au Caesar’s peu après l’arrivée de l’équipe de natation d’Alcatraz à Vegas. C’était énorme et extravagant, un endroit dont les hôtes, quelques décennies plus tôt, auraient pu voyager à bord du Titanic. Je n’avais jamais rien vu de tel. Les hôtels que nous fréquentions à La Havane, des endroits comme le Nacional et le Riviera, paraissaient dérisoires en comparaison. J’ai marché pieds nus sur une moquette qui m’arrivait presque aux chevilles. J’ai pris un bain dans une baignoire dans laquelle j’aurais facilement pu me noyer. J’ai dormi dans un lit large comme un terrain de football et, quand j’ai appelé le service en chambre, ils sont arrivés en quelques minutes. Las Vegas semblait être tout ce que je n’aurais jamais osé imaginer et, même si je ne suis pas resté plus de quarante-huit heures au Caesar’s, j’ai eu le sentiment d’être – enfin – véritablement parvenu.

Lorsque les affaires de Don Ceriano à l’hôtel ont été réglées, le gang et moi avons tous emménagé à la périphérie de la ville, dans une maison d’Alvarado Street. Don Ceriano est arrivé le lendemain matin et nous a tous réunis.

« Les gens d’ici, a-t-il commencé, ne sont pas comme ceux de Miami. Ici, c’est du sérieux. On reçoit des ordres et on fait exactement ce qu’on nous demande. S’il y a un boulot à faire, on le fait, sans poser de question, sans attendre de réponse. » Il a souri et s’est penché en arrière sur sa chaise. « On n’est pas des petits joueurs, on ne l’a jamais été et on ne le sera jamais, mais ce territoire a été durement gagné. Beaucoup de sang a été versé pour créer Las Vegas et ce sang appartenait à des hommes comme nous, des hommes meilleurs que nous à vrai dire, alors on garde nos mains dans nos poches et on fait gaffe où on met les pieds si on veut rester en vie. Vous me comprenez ? »

Les hommes rassemblés ont répondu en choeur par l’affirmative.

« Ici, il est question de politique et de pots-de-vin et de personnes haut placées qui tiennent à le rester. Ils ne veulent pas mettre les mains dans la merde. C’est là qu’on intervient, et si on fait ce qu’on nous demande, on ne sera jamais à court d’argent ni de filles ni de respect. L’essentiel, c’est de savoir où on se situe, et si on n’est pas tout en bas de l’échelle, vous pouvez être sûrs qu’on n’est pas non plus les cadors tout en haut. »

Sur l’échelle, notre boulot, c’était de jouer les gros bras, les hommes de main, les types qui recevaient un coup de fil au petit matin nous commandant d’aller au Sands, d’entrer discrètement par la porte de la cuisine, de tourner à gauche, à gauche encore, et là, dans la chambre froide, nous trouvions quelque pauvre abruti qui pensait pouvoir faire sauter la banque avec une main pleine de têtes, qui croyait pouvoir attirer le regard du croupier avec une jolie fille à cigarette et glisser un valet là où il n’aurait pas dû être ; notre boulot, c’était de réduire en bouillie les pouces du pauvre crétin puis de lui coller la raclée de sa vie histoire que lui et ses acolytes reçoivent le message cinq sur cinq ; notre boulot, c’était d’aller chercher dans le désert à 3 heures du matin une remorque bourrée d’alcool et de cigarettes volées, de la garer derrière un bordel de seconde zone, de décharger les cartons dans un hangar, de repartir en douce et de balancer la remorque dans un ravin près de Devil’s Eyelid avant de parcourir à pied les six kilomètres jusqu’à la maison pendant que le soleil se levait et que la chaleur devenait telle que nos chemises nous collaient au dos comme une seconde peau.

Notre boulot, c’était ce genre de chose, et même s’il y avait toujours un risque, même s’il y avait toujours moyen de se marrer, il y avait des moments où je me disais que j’étais destiné à beaucoup mieux. Je me suis donc adressé à Carlo Evangelisti, et c’est ainsi que je me suis retrouvé impliqué dans la mort de Don Ceriano et que j’ai obtenu une audience avec le cousin de Giancana, Fabio Calligaris.

Début 1970. À six mois de mon trente-quatrième anniversaire. J’étais adulte mais demeurais un gamin à bien des égards. J’observais les gens autour de moi, je les observais attentivement, je les voyais se marier, avoir des enfants, puis plaquer leur femme et se taper quelque pouffiasse de seconde zone qui vendait des clopes sur un plateau dans l’un des petits casinos. Ça ne m’a jamais paru très logique, mais bon, je ne sais pas si c’était censé l’être. Je ne comprenais pas qu’un homme puisse avoir une famille et faire ce genre de chose. Avoir une femme et des enfants était la dernière de mes priorités à l’époque, mais depuis mon père, et la manière dont il traitait ma mère, je n’avais jamais vraiment compris l’apparente absence de loyauté dont faisaient preuve les gens. J’en ai parlé à Don Ceriano. Il m’a pris à l’écart et m’a dit doucement : « Il y a des choses qu’on voit et d’autres qu’on ne voit pas. De la même manière, il y a des choses qu’on entend, et tout autant qu’on n’entend pas.

Un homme sage sait à quoi s’en tenir, Ernesto », et nous n’en avons plus jamais reparlé.

Le business était varié mais marchait bien. Il y avait des jeunes types qui prenaient les coups à ma place. Certains jours, j’envoyais un homme récupérer de l’argent, un autre faire respecter les termes d’un accord. Et je passais pour ma part l’essentiel de mon temps avec Don Ceriano. J’étais son bras droit, je l’écoutais, je lui parlais, j’en apprenais toujours plus sur la manière dont fonctionnait le monde. Cette année-là, je n’ai été qu’une seule fois directement impliqué dans la mort d’un homme. À un bon kilomètre et demi de la maison, derrière le croisement qui divisait en deux ce quartier de la ville, nous gérions une boutique de paris dans un entrepôt d’usine. L’entrepôt, qui abritait une entreprise bidon d’exportation de jus d’orange congelé, dissimulait en fait un bon business qui devait rapporter dans les cinq millions par an. Il appartenait à l’un des cousins de Maxie la Claque, un certain Roberto Albarelli. Un type obèse, énorme, et ça me faisait sourire de le voir se traîner à travers la cour en insultant les Portoricains et les Nègres qui travaillaient là. Cet abruti était un brave type, même s’il ressemblait à un sac plein de merde fermé au niveau du cou et sur le point d’exploser au milieu. La rumeur disait que, quand il baisait sa femme, elle devait lui grimper dessus, sinon la pauvre fille aurait étouffé.

Un week-end, Maxie, moi et deux autres types de l’équipe de natation d’Alcatraz sommes allés là-bas pour placer quelques paris et récupérer de l’argent pour Don Ceriano. Nous avons trouvé Roberto qui transpirait comme un porc un jour de barbecue, dans la caravane qui lui faisait office de bureau sur le parking de derrière. À cette époque, j’étais assez vieux pour parler quand Maxie n’avait pas envie de le faire, la conversation s’est donc déroulée entre moi et le gros tas.

« Bon sang, c’est aussi poisseux que dans un bain turc ici, Roberto. Qu’est-ce que tu fous ?

— J’ai des soucis, qu’il a commencé, et en entendant sa voix se perdre dans les aigus, j’ai su que quelque chose le turlupinait sérieusement.

— Des soucis ? Quel genre de soucis ?

— Je me suis fait plumer par un enfoiré de Portoricain de huit mille billets », a expliqué Roberto.

Maxie m’a tiré une chaise et je me suis assis en face du gros. « Huit mille billets ? Qu’est-ce que tu racontes ? Quel enfoiré de Portoricain ?

— L’enfoiré de Portoricain qui m’a plumé de huit mille billets ce matin, a répondu Roberto. Cet enfoiré de Portoricain-là.

— Holà, du calme, vas-y mollo, Roberto. Qu’est-ce que tu nous chantes ? »

Il a pris plusieurs inspirations profondes, puis il a murmuré tout bas quelque prière en italien. Sa chemise était noire au niveau des aisselles et il dégageait une odeur aigre comme une pastèque trop mûre.

« Il a parié sur une pouliche qu’avait rien à foutre sur un champ de courses, a-t-il repris. C’était juste un paquet d’os à peine bon à faire un sac à main. J’ai pris les mille dollars et je savais que c’était du tout cuit... cet abruti de Portoricain y connaissait que dalle aux canassons. Enfin, bref, j’ai pris le foutu pari, OK ? J’ai pris le foutu pari à la con et sa rosse est arrivée juste devant un poney qui avait perdu son cavalier en route. Je savais que c’était du tout cuit. Une part pour Don Ceriano, une part pour moi, et tout le monde est content. Mais cet enfoiré de Portoricain revient avec son ticket et réclame un paiement à huit contre un pour avoir trouvé le gagnant. Je lui dis qu’il raconte des conneries et qu’il débloque, et alors trois de ses connards de copains portoricains déboulent, et ils sont armés, l’un d’eux a un tuyau de plomb et je sais pas quoi d’autre. Il me montre le ticket, et même ma grand-mère aveugle, paix à son âme, amen, aurait pu voir qu’ils avaient gratté le nom de la rosse et écrit le nom du vainqueur à la place »

J’observais attentivement Roberto. Il faisait partie de la famille, indiscutablement, mais il avait la réputation de maquiller ses mensonges sous un fond de vérité. Il savait pertinemment qu’un mensonge ne ferait pas long feu dans les parages, mais ça ne l’aurait pas empêché de prélever quelques milliers de billets sur les gains des courses. D’après ce que je voyais, il disait la vérité, et je posais déjà mentalement des questions prématurées.

« Alors, ces connards ont exigé huit mille billets, et merde, j’avais pas envie de mourir, Ernesto, j’avais vraiment pas envie de mourir aujourd’hui, alors qu’est-ce que je pouvais faire ? Ils étaient quatre et j’étais seul, et tu sais que je ne suis pas très rapide ces temps-ci, et ils étaient armés et ils avaient un foutu tuyau de plomb, et je voyais bien dans leurs yeux qu’ils en avaient rien à foutre de me buter et prendre tout ce que j’avais. »

Roberto s’est alors mis à pleurnicher, tremblotant comme un gros tas de gélatine. Je lui ai fermement saisi l’épaule, l’ai forcé à me regarder dans les yeux et lui ai demandé de me jurer que ce qu’il disait était la vérité.

« Sur la tête de ma mère et de toute ma famille, qu’il a répondu. C’est la putain de vérité, Ernesto... ces enfoirés de Portoricains nous ont piqué huit mille dollars à Don Ceriano et à moi, et je sais pas ce que je vais faire.

— Où sont-ils, Roberto ?

— Qui ? a-t-il demandé, visiblement surpris.

— Ces foutus Portoricains, de qui tu crois que je parle ? Bon sang, merde, Roberto, parfois tu es le pire abruti que la terre ait porté.

— Au bowling de Southside, tu connais ?

— Non, je ne connais pas, Roberto, ai-je répliqué en secouant la tête. Quel putain de bowling ?

— Près de la Septième et de Stinson...

— Je connais l’endroit dont il parle, a déclaré Maxie doucement.

— Alors, je vais y aller, Roberto, je vais trouver des Portoricains qui mènent la grande vie avec huit mille billets et je vais régler cette affaire. Mais je te préviens une bonne fois pour toutes... si je vais là-bas et que je m’aperçois que tu t’es foutu de ma gueule, alors je reviendrai te couper la queue et je te la ferai bouffer, tu saisis ?

— C’est vrai ! Tout est vrai ! » s’est écrié Roberto avant de se remettre à pleurnicher.

Je me suis levé. J’ai regardé Maxie.

« Tu m’accompagnes, et toi aussi », ai-je ajouté en désignant un autre membre de l’équipe. Puis je me suis tourné vers Roberto. « Un des garçons va rester ici pour te tenir compagnie jusqu’à notre retour, d’accord ? Si tu tentes le moindre coup tordu, il te défonce ta putain de tête, pigé ? »

Roberto a fait signe que oui, opinant du chef entre deux sanglots.

Maxie, moi et le jeune type – un gamin à la vilaine peau et aux dents tordues nommé Marco qui avait je ne sais quel lien avec Johnny le Crampon – avons regagné la voiture et pris la direction du sud. Maxie a conduit, il connaissait le chemin, et vingt-cinq minutes plus tard nous nous sommes garés devant un bowling délabré au côté duquel un petit restaurant à l’air cradingue était attaché comme une tumeur maligne. À l’extérieur se tenait un adolescent qui devait avoir 15 ou 16 ans au plus, de toute évidence totalement défoncé après avoir fumé quelque infecte saloperie que ces crétins fumaient constamment.

J’ai fait un signe de tête à Marco. Il est descendu de voiture et a marché droit vers le gamin. Quelques mots. Le gamin a acquiescé et s’est assis par terre. Il a remonté les genoux jusqu’à sa poitrine et passé les bras autour de ses jambes, puis il a baissé la tête jusqu’à ce que son menton touche sa poitrine, et il est resté là tel un Mexicain assoupi devant un bordel de troisième ordre.

Maxie et moi sommes descendus de l’avant de la voiture. Il tenait une batte de baseball, un bon bout de bois bien solide avec un clou de dix centimètres planté à une extrémité. Il suffisait de le voir arriver comme ça pour pisser dans son froc et réaffirmer sa foi dans le petit Jésus. Je souriais intérieurement. Je me sentais bourré d’adrénaline.

La porte n’était pas verrouillée. Maxie et moi sommes entrés en silence. Nous avons entendu des voix dès que nous nous sommes trouvés à l’intérieur, ainsi que le grondement d’une boule de bowling roulant sur la piste, le fracas des quilles lorsque la boule a atteint sa cible, les clameurs triomphantes de trois ou quatre abrutis de Portoricains qui croyaient avoir touché le gros lot en dépouillant Roberto Albarelli de quelque huit mille dollars.

Ils ont d’abord vu Maxie. Celui qui était le plus près de nous ne pouvait pas avoir plus de 20 ans. L’espace d’une seconde, il a eu l’air de quelqu’un à qui on aurait demandé de se couper la bite, puis il s’est mis à nous brailler dessus en espagnol. Le deuxième Portoricain s’est approché derrière lui. Il avait l’air furieux, salement furieux, et alors le troisième est arrivé et a porté la main vers l’arrière de son pantalon pour attraper ce qui ne pouvait être que son flingue.

Maxie était costaud, aussi costaud que Joe Louis, mais quand il se décidait à courir, il filait comme l’un de ces Nègres qui courent comme des lièvres, tout en os et en muscles et sans un gramme de graisse.

Il a foncé sur le premier type et l’a écarté, idem avec le deuxième, puis il a projeté sa batte et a planté le clou de dix centimètres dans le haut du bras du type qui s’apprêtait à sortir son arme.

Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu un cri comparable, ni avant ni après. Plus tard, je me suis dit que ça devait être l’acoustique des lieux, car le son qui a jailli de sa bouche ressemblait au cri d’un étrange oiseau préhistorique. Il s’est effondré comme une masse et est resté un moment étendu par terre. Maxie l’a poussé à coups de pied sur la piste de bowling, et le type n’a pas bougé. Je ne sais pas s’il était tombé dans les pommes ou s’il avait la trouille de sa vie, mais dans un cas comme dans l’autre, ça m’allait.

Je me suis approché du plus grand des Portoricains. J’avais un 9 mm à la main, que je tenais négligemment sur le côté tout en faisant en sorte qu’ils le voient.

« Huit mille dollars », ai-je dit.

Le plus grand m’a regardé d’un air bizarre. Je lui ai tiré dans le pied gauche. Il est tombé en silence, sans même émettre un son, et si son pied n’avait pas été là à s’agiter sur la surface lisse du sol il aurait pu passer totalement inaperçu.

« Huit mille dollars, s’il vous plaît... et ne me forcez pas à vous le demander une fois de plus ou je vous fais un putain de trou dans la tête. »

Le plus petit a esquissé un geste. Maxie l’a attrapé par la nuque avant qu’il ait pu faire un pas.

Ça te dirait de faire une boule ou deux ? ai-je demandé à Maxie.

Pour sûr, qu’il a répondu avec un large sourire, ça fait des années que j’ai pas joué à ce truc.

— Alors, mets-lui la tête ici. »

Maxie a traîné le gamin par terre et lui a enfoncé la tête dans le conduit par lequel les boules revenaient. Je l’entendais qui hurlait. Ses cris résonnaient dans le conduit comme s’il me téléphonait depuis l’autre bout du monde.

La première boule que Maxie a lancée a filé comme une fusée sur la piste et elle aurait réduit les quilles en morceaux s’il avait visé juste.

« Un lancer de merde », ai-je dit, et Maxie s’est esclaffé.

J’ai entendu la boule basculer au bout de la piste et tomber sur la rampe de retour. J’ai écouté tandis qu’elle était projetée vers le haut et revenait de plus en plus vite.

Le gamin a hurlé. Il savait ce qui l’attendait.

La boule a heurté le sommet de son crâne avec un bruit comparable à celui de la batte de baseball de Maxie percutant un quartier de boeuf. Le gamin est devenu silencieux.

Je me suis tourné vers le type qui s’était pris une balle dans le pied. Il écarquillait de grands yeux et était aussi pâle qu’une nonne en hiver.

« Tente encore ta chance », ai-je dit à Maxie, et il a lancé une nouvelle boule sur la piste.

En plein dans le mille. Strike.

Les quilles se sont éparpillées comme des gosses effrayés, toutes sans exception.

« Enculé ! » a crié Maxie avant d’esquisser une petite danse en bondissant d’un pied sur l’autre.

Nous avons attendu. Nous nous sommes tus. La boule est retombée au bout de la piste et a commencé à revenir.

Un craquement humide a retenti lorsqu’elle est entrée en contact avec le crâne du jeune type. Son corps s’est complètement relâché. Je l’ai tiré du conduit et l’ai laissé glisser par terre. Le sommet de sa tête n’était guère plus que de la bouillie jusqu’à l’arête de son nez. L’un de ses yeux était sorti de son orbite et pendouillait contre sa joue ensanglantée.

Je me suis retourné et ai baissé les yeux vers le gamin qui était par terre.

« Huit mille dollars, s’il vous plaît », ai-je demandé calmement.

Le gamin a levé la main et désigné un sac posé sur les sièges derrière nous. Maxie est allé l’ouvrir. Il a souri. Acquiescé. Il a soulevé le sac de la main gauche et a alors fait un pas en arrière, puis un autre et, de sa main droite, il a brandi sa batte de baseball bien au-dessus de son épaule et l’a abattue comme le marteau de Thor. Le clou de dix centimètres s’est planté dans le front du gamin. Ses yeux ont sailli dans leurs orbites comme s’ils avaient été montés sur ressorts, et le gamin s’est retrouvé accroché à la batte. Maxie est parvenu à dégager le clou en le tordant sur le côté. Le gamin s’est écroulé par terre et a roulé sur le flanc.

J’ai regardé Maxie. Maxie m’a regardé.

« Je suppose que le gros est hors de cause, a-t-il doucement déclaré.

— Je suppose », ai-je répondu.

Nous sommes repartis aussi discrètement que nous étions arrivés. Dehors, l’adolescent était toujours assis avec la tête sur les genoux. Il avait un bleu sur la nuque, juste au-dessus des épaules. Marco lui avait plus que probablement écrasé la nuque du pied et brisé son putain de cou.

Une fois notre mission accomplie, nous sommes retournés voir Albarelli et lui avons rendu l’argent. Il m’aurait sucé si je le lui avais demandé. Je lui ai dit que tout ça devait rester entre nous. Notre boulot, c’était de nous occuper des mauvaises nouvelles, mais nous ne faisions jamais remonter l’information. Albarelli n’aurait de toute manière rien dit, ça aurait flingue sa réputation, mais il y avait malgré tout une forme et un protocole à respecter. Don Ceriano ignorait ce qu’il n’avait pas besoin de savoir. Comme il me l’avait dit lui-même : « Il y a des choses qu’on voit et d’autres qu’on ne voit pas. De la même manière, il y a des choses qu’on entend, et tout autant qu’on n’entend pas. Un homme sage sait à quoi s’en tenir. »

C’était le business, le genre de business qui exigeait qu’on y remette un peu d’ordre de temps en temps, et moi et Maxie et Johnny le Crampon, nous tous qui constituions l’équipe de natation d’Alcatraz, eh bien, nous étions là pour nous occuper de ces choses, et c’est ce que nous faisions.

Deux ans plus tard, l’ironie a voulu qu’un fantôme de Miami revienne nous hanter. En juin 1972, cinq hommes étaient arrêtés dans le complexe du Watergate à Washington : James McCord, le coordinateur de la sécurité du comité républicain pour la réélection de Nixon, un autre homme de main de la CIA, et trois Cubains. J’ai repensé à l’hôtel Wofford, la base de Lansky et Costello dans les années 1940, et aux liens étroits qui avaient uni Costello à Nixon. L’un des cambrioleurs du Watergate, un exilé cubain, était vice-président de la Keyes Realty Company, la boîte qui avait servi d’intermédiaire entre les familles et les officiels du comté de Miami-Dade. Quand les choses ont viré au vinaigre pour l’administration Nixon, Don Ceriano en savait plus sur ce qui se passait à Washington que la plupart des types qui y travaillaient. C’est lui qui m’a parlé de l’informateur de la Maison-Blanche, le type qu’on a par la suite appelé « Gorge profonde ».

« Un grand ponte du FBI, m’a-t-il expliqué. C’est lui qui a refilé les tuyaux à ces deux pisse-copies de Washington. Bon sang, s’ils n’avaient pas autant merdé avec Kennedy, ils auraient buté Nixon au lieu de se taper toutes ces complications judiciaires qu’ils ont dû se farcir. »

Une deuxième ironie – qui me toucherait de beaucoup plus près – serait que la disgrâce de Nixon jouerait un rôle déterminant dans la mort de Don Giancarlo Ceriano près de deux ans plus tard.

Nixon s’est accroché tout ce temps. Il a lutté de la seule manière qu’il connaissait. Il était complètement cinglé, mais comme il était politicien, on ne s’attendait pas à grand-chose d’autre.

Don Ceriano conservait sa maison en bon ordre. Il travaillait dur. Il collectait l’argent dû à la famille et honorait ses engagements. Mais Chicago s’est rappelée à notre bon souvenir, comme toujours. L’histoire à Chicago remontait à Capone, m’a expliqué Don Ceriano, et quand Capone s’est fait emprisonner pour évasion fiscale, c’est Frank Nitti qui a pris sa place. Nitti gérait les affaires comme la commission nationale de la Cosa nostra le souhaitait, discrètement mais avec poigne, et jusqu’à ce que lui et une poignée d’autres se retrouvent mis en examen pour le racket des studios de Hollywood, il était considéré comme l’un des meilleurs. Plutôt que d’affronter un procès, Frank Nitti s’est tiré une balle dans la tête, et Tony Accardo a pris la tête de la pègre de Chicago. Grâce à Accardo, les familles se sont enrichies dans le Sud. Elles se sont installées à Vegas et Reno. Tout était soumis à un impôt qui allait à Chicago, et en 1957, Accardo a décidé de laisser sa place à Sam Giancana. Giancana était l’opposé de Frank Nitti. C’était un homme extravagant, avec un mode de vie dispendieux, et il a conservé le pouvoir jusqu’à ce qu’il soit emprisonné pendant un an en 1966. A sa libération, il a repris son poste, et malgré l’animosité éprouvée à son égard au sein des familles, il est resté en place. L’ironie de l’histoire, c’est qu’environ un an plus tard, alors que j’avais depuis longtemps emménagé à New York, Sam Giancana s’est pris huit balles. Et il s’est fait descendre dans la cave de sa propre maison, comme si le simple fait de l’assassiner n’était pas assez insultant et ignominieux comme ça.

C’était le nouvel an 1974. Noël s’était bien passé. Les trois soeurs de Don Ceriano et leurs familles étaient venues à Vegas pour passer un peu de temps avec lui. Elles avaient amené avec elles onze enfants, dont le plus jeune n’avait pas plus de 18 mois, et dont l’aînée était une jolie jeune fille de 19 ans nommée Amelia. Durant ces deux ou trois semaines, peut-être même depuis Thanksgiving, les choses avaient été calmes. L’année 1973 avait été bonne pour Don Ceriano. Il avait envoyé huit millions et demi de dollars aux patrons, et ceux-ci étaient contents de lui. Outre le Flamingo et le Caesar’s Palace, Don Ceriano surveillait des douzaines de casinos et de bars plus petits, de bordels et de boîtes de paris. Ces endroits permettaient de mettre du beurre dans les épinards. Au début de la deuxième semaine de janvier, alors que nous commencions à nous remettre au travail, une rumeur est arrivée de Chicago qui affirmait que Sam Giancana voulait sa part du gâteau à Vegas. La rumeur est parvenue aux oreilles de Don Ceriano et, lorsqu’il l’a évoquée, il a utilisé des mots méprisants et condescendants.

« Giancana... un putain de play-boy, qu’il disait. Rien qu’un gros tas de merde dans un costume à cinq cents dollars. Si ce connard croit pouvoir venir ici et s’imposer par la force, il peut aller se faire voir chez les Grecs, vous voyez ce que je veux dire ? »

Mais en dépit de ces belles paroles et de ces fanfaronnades, Giancana était un homme très puissant. Chicago, tout ce que Capone et Nitti avaient établi avant lui, était l’une des préoccupations principales de la famille. Quand Giancana voulait quelque chose, il l’obtenait généralement et, à la troisième semaine de cette nouvelle année, il a envoyé son bras droit, Carlo Evangelisti, et son propre cousin, Fabio Calligaris, discuter avec Don Ceriano.

Je me souviens de leur arrivée. Je me souviens de la limousine qui s’est garée dans Alvarado Street. Je me souviens de leur allure lorsqu’ils sont descendus du véhicule et se sont dirigés vers la maison. Ils étaient venus avec la bénédiction de quelqu’un, ça je le savais, et quels que soient les désirs de Don Ceriano, le fait était que, lorsqu’il s’agissait des décisions de la famille, il était un simple lieutenant et non un général.

Calligaris, Evangelisti et Don Ceriano se sont réunis dans la pièce principale de la maison. Je leur ai apporté des cocktails à base de whisky et des cendriers. Je me rappelle la façon de parler de Fabio Calligaris, de sa voix traînante et sinistre, et lorsqu’il m’a regardé ses yeux m’ont inspiré à la fois du respect et de la crainte. Peut-être ai-je vu en lui un reflet de moi-même. Peut-être que, pour la première fois depuis bien des années, je reconnaissais un peu ce que j’étais devenu, tout en me rendant compte que je ne représentais rien pour ces gens. Je n’étais pas de la famille, – je n’avais pas les liens du sang, – je n’étais même pas italien.

A un moment, ils se sont interrompus pour manger, et comme il se levait de sa chaise, Calligaris m’a regardé en souriant. Puis il s’est tourné vers Don Ceriano et a demandé : « Don Ceriano... qui est cet homme ? »

Don Ceriano s’est tourné vers moi. Il a tendu la main, je me suis approché de lui, et il a passé son bras autour de mes épaules et m’a étreint fermement.

« Cet homme, Don Calligaris, c’est Ernesto Cabrera Perez.

— Ah, fit Calligaris. Le Cubain. » Il a remarqué ma surprise et a souri d’un air entendu. « Nous avons un ami commun, Ernesto Perez... un ami nommé Antoine Feraud qui vit en Louisiane. »

Ma surprise n’en a été que plus grande.

Calligaris a tendu la main. J’ai fait de même. Il a saisi ma main et l’a serrée fermement.

« Connaître M. Feraud, c’est connaître la moitié du monde, a-t-il dit avant d’éclater de rire. C’est une force avec laquelle il faut compter, tout au moins pour ce qui concerne les États du Sud. Il a un ou deux politiciens dans sa poche, et le fait d’avoir gagné sa confiance nous sera d’une grande utilité... peut-être même de plus en plus au fil du temps. » Calligaris a marqué une pause ; il m’a scruté de la tête aux pieds pendant un moment. « J’ai cru comprendre que vous étiez un homme d’action et de peu de mots. »

Je n’ai rien répondu. Calligaris s’est esclaffé.

« Je vois que c’est de toute évidence vrai », a-t-il observé. Don Ceriano et lui se sont regardés en souriant. « Bien, allons manger, nous reprendrons notre conversation plus tard. »

J’ai pris congé et regagné la cuisine. Je suis resté assis là parmi les gens qui s’activaient et portaient les plats dans la salle à manger. J’avais la bouche affreusement sèche. J’éprouvais une tension brûlante dans la poitrine. Il y avait des gens qui connaissaient mon nom, qui savaient ce que j’avais fait, et j’aurais pu les croiser dans la rue, m’asseoir à côté d’eux dans un bar, je ne les aurais pas reconnus. Cette idée m’effrayait, et comme la peur ne m’était plus un sentiment familier, je repenserais à cet instant pendant de nombreuses années. Ce moment a marqué un changement pour moi, un changement de direction, un changement de mode de vie, mais ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte de son importance. Sur le coup, pendant ce bref laps de temps, j’ai attendu en silence dans la cuisine pendant que Don Ceriano, Fabio Calligaris et Carlo Evangelisti, peut-être les trois hommes les plus puissants que j’avais jamais rencontrés, mangeaient leurs antipasti à trois mètres de moi à peine.

Cette nuit-là, alors que l’obscurité enveloppait les murs de ma chambre et que le bruit incessant de la circulation de Las Vegas n’était rien qu’un murmure, j’ai regardé en arrière et me suis demandé ce que j’étais devenu. J’ai repensé à ma mère, à sa mort cruelle et inutile, et aussi à mon père, l’Ouragan de La Havane, et à la manière dont il m’avait regardé dans cette allée lorsqu’il avait compris que la mort lui serait donnée de la main de son propre fils. Lui, je ne l’ai pas pleuré. Cela m’était impossible. Mais pour elle, pour tout ce qu’elle était avant de rencontrer mon père, pour ce qu’elle serait devenue si elle n’avait pas choisi de l’épouser... pour elle, j’ai versé une larme. Il était question de famille. Toujours la famille. Il était question de sang, de loyauté, de la force d’une promesse. Ces gens, ces Italiens, ne faisaient pas partie de ma famille. J’étais le dernier représentant de ma lignée, et ma mort serait aussi la mort de tout ce que ma mère avait espéré pour moi. C’est peut-être alors que j’ai commencé à envisager de fonder une famille, une famille qui serait synonyme de force, de passion, qui me rendrait fier d’avoir créé un prolongement de ma propre existence. Voilà à quoi je pensais en m’endormant, et même si le lendemain annoncerait un changement que je n’aurais jamais pu imaginer, la graine était plantée. Et elle allait pousser ; et plus elle pousserait, plus elle se ferait envahissante. C’est pour ça que j’ai laissé se produire les événements des semaines suivantes, car je ne croyais pas un instant trouver un jour ce que je cherchais dans cette maison d’Alvarado Street.

Maintenant, rétrospectivement, il me semble que je me rappelle le lendemain de plus en plus clairement, comme si le recul me donnait l’avantage de la perspective. Parfois, Don Ceriano disait : « Ernesto, tu en dis trop peu et tu réfléchis trop », mais en vérité, je réfléchissais rarement, voire pas du tout. Je n’étais pas alors – et ne le serais jamais – un homme porté sur l’introspection. Peut-être ma vie ne m’autorisait-elle pas le luxe de la contemplation, car songer aux choses que j’avais faites, aux gens que j’avais tués, au chemin que j’avais choisi, aurait été trop douloureux. Maintenant que je suis plus vieux, et peut-être un peu plus sage, il me semble que j’aurais peut-être pu faire des choix différents. Mais certainement pas le meurtre de mon père, car même avec le bénéfice de l’âge et de la sagesse, je sais qu’il n’y avait pas d’autre issue. Je n’aurais pas pu rester planté là et laisser un autre le tuer. Justice n’aurait pas été faite. Cet homme coupable de la mort de ma mère, coupable de l’avoir torturée pendant des années, je devais le tuer de mes mains. Et les autres ? Eh bien, j’étais un bon soldat, un membre de la famille italienne, mais peut-être juste quelque lointain cousin consanguin à qui on ne faisait appel que pour se charger des basses besognes. Je ne sais pas, et ça m’est désormais égal. Lorsque j’ai été assez vieux pour voir la vérité en face, il était trop tard pour y faire quoi que ce soit. Les choses étaient ainsi. C’était le passé, et je ne pouvais rien y changer.

Ce jour-là, le lendemain de l’arrivée de Fabio Calligaris et de Carlo Evangelisti, a marqué un tournant. En descendant le matin à la table du petit déjeuner, j’ai perçu dans la pièce une présence que je n’avais jamais perçue auparavant. C’était la présence de la mort. La mort s’accompagne d’une ombre. Elle attend, elle s’attarde un moment, puis elle prend soudain ce qu’elle est venue chercher, le plus souvent en silence, sans rien laisser derrière elle. Don Giancarlo Ceriano, un homme qui avait été mon père depuis 1960 et la mort de Don Pietro Silvino, un homme qui m’avait enseigné le fonctionnement du monde pendant près de quinze ans, était entouré de l’ombre de la mort.

— Ernesto... bien dormi ? a-t-il demandé.

— Oui, Don Ceriano... bien dormi.

— Alors, aujourd’hui est un grand jour, a-t-il poursuivi avec un sourire, un grand jour pour l’avenir. »

Il a beurré un croûton de ciabatta et entrepris de le tremper dans un bol de café. Don Ceriano était peut-être un homme pressé ; souvent il parcourait le journal tout en mangeant, tirant de temps à autre sur une cigarette qui brûlait dans un cendrier sur sa droite, regardant la télé allumée devant lui, discutant avec quelqu’un des détails de quelque aspect de leur travail. Il pouvait faire toutes ces choses simultanément, comme s’il n’avait pas le temps de les accomplir l’une après l’autre. Lorsque j’étais plus jeune, je pensais qu’il avait un cerveau aussi grand que l’Amérique, – ce n’est que plus tard que j’ai compris que c’était le seul moyen qu’il avait de couvrir le son de sa conscience.

« Mes amis Don Carlo et Don Fabio vont bientôt revenir. Nous allons une fois de plus passer en revue les divers intérêts que la famille de Chicago possède dans nos affaires à Las Vegas. Ce sera pour nous une bonne année, je pense, une très bonne année. »

Je n’avais aucun appétit. Je me suis versé une tasse de café, allumé une cigarette et j’ai écouté patiemment tandis que Don Ceriano m’expliquait que tout serait plus simple lorsque les hommes de Sam Giancana seraient là pour nous aider à gérer les affaires. Je n’en croyais pas un mot. Je ne saurais dire pourquoi, mais les paroles de Don Ceriano, des paroles qui lui avaient été dictées par Don Calligaris et Don Evangelisti, semblaient transparentes. Elles semblaient voiler l’atmosphère de la pièce, ou peut-être portaient-elles en elles l’ombre de la mort. Je savais ce qui allait se passer, je n’ai pas cherché à comprendre comment, mais je le savais au plus profond de moi.

Et j’ai aussitôt compris que j’accomplirais tout ce qui serait nécessaire pour préserver ma propre vie. Je souhaitais non seulement survivre pour moi, mais aussi pour honorer le souvenir de ma mère. Si je mourais, alors il ne resterait rien d’elle. Rien du tout. Et je ne pouvais pas laisser cela se produire. Alors, j’ai décidé – en dépit de mes convictions et de ma loyauté, de ma conscience et de mon honneur – que je sortirais vivant de ce jour, quoi qu’il arrive à Don Ceriano. Il n’était pas de ma famille. J’étais ma propre famille. Moi et le souvenir de ma mère.

Plus tard, au bout d’une heure peut-être, Don Calligaris et Don Evangelisti sont revenus, les bras chargés de boîtes de cigares, de bouteilles de vieil armagnac et de fleurs pour la maison de Don Ceriano. Bientôt des effluves de fumée, d’alcool et d’été ont envahi la demeure. Je me suis rendu dans la cuisine et suis resté là à ne rien faire, éprouvant un sentiment de malaise et d’appréhension, et il n’a pas fallu longtemps avant que Don Ceriano entre dans la pièce, ivre alors qu’il n’était pas encore midi, et m’annonce qu’il irait visiter avec Fabio et Carlo quelques-uns de nos établissements et casinos. Calligaris est arrivé à sa suite moins d’une seconde plus tard. Il a insisté pour que je les accompagne, et une fois de plus, sa voix traînante et sinistre et ses yeux qui semblaient inspirer peur et respect ne me laissaient d’autre choix que de me plier à ses désirs.

Nous avons pris la voiture de Don Ceriano. Don Ceriano au volant, Carlo Evangelisti à ses côtés, Don Calligaris et moi à l’arrière. Nous avons roulé pendant ce qui m’a semblé une éternité, mais comme les rues m’étaient toujours familières, nous ne pouvions pas avoir parcouru beaucoup de chemin. Don Ceriano n’arrêtait pas de parler. J’aurais voulu lui dire de la boucler, lui faire comprendre qu’il allait avoir besoin de toute son énergie pour lutter contre ce qui allait inévitablement arriver, et chaque fois qu’il me posait une question, je parvenais à peine à prononcer un murmure d’approbation ou de dénégation.

» Encore une fois, tu réfléchis trop et tu ne parles pas assez », m’a-t-il lancé, à quoi Don Calligaris a rétorqué : « Il me semble que nombre de nos hommes feraient bien d’adopter la même attitude », et ils ont tous éclaté de rire, alors même qu’une chose terrible était sur le point de se produire, et Don Ceriano semblait être le seul à ne pas la voir. Peut-être était-il aveuglé par la cupidité, par la promesse de fortune, de réputation, de reconnaissance par la famille. Quelle qu’ait été la raison, il était aveugle, et j’avais déjà intérieurement fait mon deuil car je savais que je ne pouvais rien faire pour le sauver.

Don Ceriano était mort à l’instant où il s’était réveillé ce matin-là, ou peut-être même avant, lors d’un bref échange de paroles qui avait eu lieu entre ses visiteurs de Chicago la nuit précédente. Ce n’est que plus tard que j’ai compris les semaines et les mois qui ont préludé à sa mort. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que la décision avait été prise par quelqu’un qu’il n’avait même jamais rencontré.

Nous nous sommes arrêtés derrière un entrepôt du centre-ville. Nous étions près du désert. Le soleil était au zénith, l’air, chaud et sec, et l’atmosphère était chargée d’une tension fébrile.

« Ici, nous pouvons faire subir n’importe quel traitement à une voiture, a expliqué Don Ceriano. Nous avons une équipe qui peut voler des voitures sur commande, les désosser et effacer les numéros du châssis, changer les plaques et les papiers en quelques heures. Environ six à douze véhicules passent par ici chaque semaine, et nombre d’entre eux finissent dans le Midwest et les États du Nord. »

Il était enjoué, fier même, confortablement assis à la place du conducteur, vitre ouverte, tenant à la main l’un des cigares hors de prix qui avaient été livrés le matin même.

Et c’est à cet instant, alors qu’il portait le cigare à ses lèvres, que Don Fabio Calligaris lui a soudain passé un fil de fer autour de la tête et a tiré en arrière de toutes ses forces. Le poignet droit de Don Ceriano était coincé entre le fil de fer et sa gorge, et j’ai regardé avec un sentiment d’horreur à la fois abject et distant le fil de fer lui cisailler la chair et le cigare qu’il tenait s’écraser contre son visage.

Alors même que mon instinct me poussait à intervenir, à faire quelque chose pour aider Don Ceriano, j’ai jeté un coup d’oeil sur ma gauche et vu Don Evangelisti qui me regardait. Ses yeux me défiaient de bouger. À sa posture, à la façon dont il était adossé à la banquette arrière, j’ai compris qu’il tenait un pistolet directement braqué sur quelque partie de mon corps.

Tout sembla sombrer dans une vague irréalité. Je ressentais l’impuissance de Don Ceriano. J’éprouvais le besoin de l’aider. J’avais conscience de ma loyauté envers lui, des accords que nous avions passés, mais aussi du besoin de préserver ma propre vie et le souvenir de ma famille.

« Ah, merde, merde, merde ! » s’écriait Don Calligaris, et Don Ceriano s’est alors mis à se débattre et à hurler.

Don Calligaris s’est penché en arrière et a placé la semelle de son pied droit contre le dossier du siège conducteur. Il a serré les poings et s’est mis à tirer le fil de fer par à-coups. Les hurlements de Don Ceriano ont redoublé. Du sang jaillissait de l’entaille dans son poignet, entaille qui semblait s’approfondir à chaque secousse soudaine.

Je regardais, horrifié, incapable de bouger. Tout en moi me disait de faire quelque chose, n’importe quoi, mais j’étais comme paralysé.

Don Ceriano, les yeux écarquillés, la bouche ouverte – hurlant à mesure que la douleur augmentait – m’a regardé.

Je lui ai retourné son regard – impassible, n’éprouvant rien.

Je ne pensais plus au pistolet que Don Evangelisti tenait. Je ne me souciais plus de ce qui risquait de se produire si je réagissais. Tout ce que je savais, c’est que le moment de ma mort n’était pas arrivé. C’était impossible.

« Nom de Dieu, ferme ta gueule ! » braillait Evangelisti, comme si Don Ceriano avait le choix, et c’est à cet instant, alors que le sang giclait de son poignet, que les muscles du visage de Fabio Calligaris se crispaient, qu’une panique soudaine apparaissait sur le visage de l’homme assis à côté de Don Ceriano, que j’ai su que je devais intervenir.

J’ai regardé sur ma gauche. Ça, je m’en souviens. J’ai regardé sur ma gauche à travers la vitre, en direction du désert, de l’horizon vide, et je me suis demandé si ça pouvait aussi être la fin de ma vie.

Ma mère m’a retourné mon regard. Je devais survivre, ne serait-ce que pour elle. C’était décidé. Et la décision poussant à l’action, j’ai serré les poings, puis je me suis penché en avant, plaçant mon corps devant Don Calligaris, et je me suis mis à marteler du poing droit la tempe de Don Ceriano.

Celui-ci a cessé de hurler pendant une fraction de seconde.

Il m’a regardé par-dessus son épaule. Et c’est alors qu’il a compris que je n’allais pas l’aider, que j’avais pris la décision de le laisser crever dans cette voiture.

Il s’est remis à brailler.

J’ai poussé Don Calligaris sur le côté, le forçant à relâcher la pression qu’il exerçait sur le fil de fer, puis je me suis glissé tant bien que mal entre les deux sièges avant et ai saisi Don Ceriano à la gorge. Une fois de plus ses cris ont cessé. Je lui ai fait baisser les bras, qui faisaient obstruction au fil de fer, et me suis laissé retomber sur la banquette arrière.

Calligaris m’a regardé pendant un bref instant, puis il s’est remis à tirer de toutes ses forces sur le fil de fer. Je l’ai entendu qui entaillait la chair du cou de Don Ceriano. J’ai entendu son souffle tenter de s’échapper à travers le flot soudain de sang, ses pieds cogner contre les pédales et, au bout de quelques secondes, il s’est effondré en arrière.

Don Ceriano était mort. Lui dont on avait parlé des semaines auparavant à New York ; lui dont l’arrêt de mort avait été signé, scellé et délivré avant Noël ; lui dont le nom avait déjà été rayé du souvenir de la commission nationale de la Cosa nostra, lui était mort.

Don Ceriano, la tête rejetée en arrière contre l’appuie-tête, a continué de se vider de son sang pendant que Fabio Calligaris et Carlo Evangelisti fermaient les yeux et reprenaient leur souffle.

Je n’ai rien dit. Pas un mot.

Après quelques minutes, Don Calligaris a ouvert la portière et est descendu de voiture. Je l’ai suivi et nous avons marché dix ou quinze bons mètres. Don Evangelisti nous a emboîté le pas, mais il s’est alors retourné et a rapidement pris la direction de l’entrepôt. J’ai entendu un moteur vrombir quelque part, un gros moteur Diesel, et un large tracteur équipé d’une pelleteuse est apparu à l’arrière de l’entrepôt. Nous l’avons tous trois regardé traverser la poussière en grondant et s’approcher de la voiture. Au bout d’une minute ou deux, le tracteur avait soulevé la voiture comme si elle était en papier, puis, après avoir pivoté lentement, progressant lourdement telle une énorme créature préhistorique avec une proie entre ses mâchoires, il a rebroussé chemin en direction du broyeur de voitures qui attendait patiemment de l’autre côté du parking.

Je l’ai regardé s’éloigner. Mon coeur battait au ralenti. Ainsi allaient la vie et la mort à Las Vegas, une histoire de famille.

Don Calligaris s’est approché de moi et m’a offert une cigarette. Il l’a allumée pour moi, et, de son regard implacable, il m’a cloué sur place. Puis il m’a souri froidement.

« Qu’est-ce que tu viens de voir ici, Ernesto Cabrera Perez ?

— Ici ? ai-je demandé en secouant la tête. Je n’ai rien vu ici, Don Calligaris. »

Et alors, tandis qu’il portait la cigarette à ses lèvres, j’ai vu le sang sur ses mains. J’ai baissé les yeux et vu que j’en avais aussi sur les miennes. Et il y avait du sang sur le costume à cinq cents dollars de Carlo Evangelisti. Le sang de Don Giancarlo Ceriano.

« Tu n’as rien vu ici, a déclaré Don Calligaris d’un ton neutre.

— Il n’y avait rien à voir. »

Il a acquiescé et baissé les yeux vers le sol. « Tu as déjà vu New York, Ernesto ? » J’ai haussé les épaules en guise de réponse. « Non ? a-t-il demandé.

— Non, je n’ai jamais vu New York, ai-je répondu en haussant de nouveau les épaules et en secouant la tête.

— Il pourrait y avoir de la place à New York pour un homme comme toi, un homme qui voit peu et parle encore moins.

— Possible.

— Un homme comme toi pourrait gagner de l’argent à New York, avoir de l’influence... passer du bon temps à vrai dire. »

Il s’est mis à rire comme s’il se rappelait une expérience personnelle.

J’ai regardé en direction de Don Evangelisti. Lui aussi souriait. « Vous n’êtes pas de Chicago, n’est-ce pas ? ai-je demandé.

— Non, nous ne sommes pas de Chicago, a répondu Don Calligaris.

— Vous ne travaillez pas pour Sam Giancana et vous n’êtes pas son cousin ? »

Calligaris a souri.

« Sam Giancana est un connard, un cireur de pompes dans un costume à cinq cents dollars. Sam Giancana sera mort avant la fin de l’année. Non, nous ne travaillons pas pour lui, et non, je ne suis pas son cousin. Nous travaillons pour des gens autrement plus puissants que Sam Giancana, et tu peux venir travailler avec nous si tu veux. »

Je suis resté un moment silencieux. Maintenant que Don Ceriano était mort, il n’y avait plus rien pour moi ici. J’étais un exécutant, j’appartenais au gang des hommes de main, et pour autant que je sache, Maxie la Claque, Johnny le Crampon et le reste de l’équipe de natation d’Alcatraz étaient quelque part à Vegas, aussi morts que Don Ceriano.

« Il n’y a rien ici pour moi, ai-je déclaré. Je peux aller à New York. »

Ils ont tous les deux souri. Don Evangelisti a dit quelque chose en italien, et ils ont éclaté de rire.

Don Calligaris s’est approché de moi. Il a tendu sa main éclaboussée de sang et je l’ai serrée.

« Bienvenue dans le monde réel, Ernesto Perez », a-t-il doucement déclaré, puis il m’a lâché la main, s’est mis à marcher, et je l’ai suivi jusqu’à l’entrepôt où une voiture nous attendait.

J’ai regardé en arrière tandis que nous nous éloignions et j’ai vu le tracteur lâcher la voiture de Don Ceriano dans le broyeur. J’ai fermé les yeux et prononcé une prière pour son âme damnée.

Puis je me suis retourné et ai regardé devant moi, car je devais regarder devant moi, et si New York était ma destination, eh bien, soit.

J’avais 36 ans. J’étais seul. Je n’appartenais plus à cette famille. Je prenais ce qu’on me donnait et ne semblais pas avoir d’autre choix.

Lorsque j’ai embarqué à bord de l’avion, tenant à la main une simple valise qui contenait tous mes biens, j’avais pris mes distances avec tout ce qui s’était passé jusqu’à présent et étais prêt à repartir de zéro.

Il fallait procéder ainsi, car regarder en arrière, c’était voir le passé, et le passé était trop douloureux.

New York m’attirait ; et c’est le coeur plein d’espoir que je me suis envolé de Las Vegas.

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